Il y a 50 ans, la France ne manquait jamais ce feuilleton. Aujourd’hui, Mehdi, le héros, passe le relais à Félix.
Devant la gare de Modane, un homme, lunettes noires, jean déchiré, se fait discret. Il y a un demi-siècle, déjà, sa mère s’amusait de le voir toujours « mal fagoté » à la sortie de l’école. Des voyageurs passent devant lui sans se douter de son identité. Et pourtant ! Toute la France des Trente Glorieuses avait adopté le petit Gitan aux yeux rieurs qu’il était alors ; en ville comme dans les campagnes, les téléspectateurs attendaient chaque dimanche, à 19 h 30, sur la première chaîne de l’ORTF, le nouvel épisode de ses aventures, annoncé par les violons du générique.
Mehdi, le jeune héros de « Belle et Sébastien », a aujourd’hui 56 ans. Sur le parking de la gare savoyarde, il monte dans un minibus. Le voici parti pour un troublant voyage en haute Maurienne, où se tourne l’adaptation de « sa » série pour le cinéma. Assis sur la banquette, il ôte ses lunettes. Ces taches de rousseur, ce regard aussi farouche que curieux : Mehdi porte une barbe noire, mais c’est bien lui, souriant. En route pour ce qu’il appelle son « retour vers le futur ». Il a le trac. Son rôle est secondaire, mais le fils de Cécile Aubry prend son job à cœur. Aux commandes du film, Nicolas Vanier, 50 ans, le musher de tous les records, a remplacé la réalisatrice, disparue en 2010. Dans cette aventure, Mehdi est à la fois seul, orphelin de sa mère et d’un passé déjà lointain, et dirigé par un homme qui pourrait être son frère cadet, entouré de dizaines de professionnels se démenant jour et nuit pour faire honneur à l’image d’Epinal bien-aimée. « Quelle émotion... »
Juin 2012. Dans un sous-bois, Mehdi répète son texte avec un garçon aux cheveux en bataille : Félix Bossuet, 7 ans et demi, le Sébastien nouveau. Vif, attachant, il ne surjoue pas. Mehdi le rencontre pour la première fois. « J’avais hâte de partager ce moment avec lui. Je ne sais pas s’il était impressionné, mais moi, oui ! raconte l’ex-star en culotte courte. J’étais comme face à mon clone. Un clone moins joufflu que l’original ! » L’élève de CE1, champion d’échecs, prend le temps d’observer son partenaire. Il n’a pas visionné la série d’antan. Volonté du réalisateur de préserver la spontanéité de « cet enfant exceptionnel, choisi parmi 2 400 autres ». « C’est très bien ainsi, approuve Mehdi. A son âge, tu te fiches de ce qu’un vieux a fait. Félix n’est pas un singe savant, c’est un gamin avec ses émotions. Il n’avait jamais fait de cinéma, il joue à l’instinct, comme moi à l’époque. »
«C'est à Félix, désormais, qu'on va parler de “Belle et Sébastien” pendant cinquante ans»
Dans les odeurs d’écorce, au milieu d’une invasion de fourmis qui ne ravit pas Sébastien le jeune – « ce n’était pas non plus mon truc, les insectes », précise l’ancien –, les deux acteurs s’apprivoisent. « Il n’y a rien de plus délicat que de jouer avec un gosse : on est sur le fil, à chercher la bonne distance pour ne pas le braquer. Je détestais, et je déteste toujours, qu’on en fasse des tonnes pour devenir copain avec moi. » Mehdi, le « solitaire », de son propre aveu, se fait prévenant comme une mère avec son successeur. Comme sa propre mère l’a été pour lui autrefois. Sans que Félix en ait conscience, Mehdi lui remet les clés de la boutique. Avec fierté... et un certain soulagement. « C’est à lui, désormais, qu’on va parler de “Belle et Sébastien” pendant cinquante ans ! »
Mehdi a coupé le cordon depuis longtemps. A 17 ans, il quitte Saint-Cyr-sous-Dourdan, où il a vécu heureux mais « hyper protégé » par sa mère star et sa grand-mère égyptologue. Direction le Cantal, où il s’isole pour se retrouver, tout en gardant un pied dans le cinéma : il remporte un César avec son court-métrage « Première classe », en 1985. A 35 ans, il jette l’ancre un peu plus au sud, dans les Landes, dans l’hôtel Au Repos des voyageurs, qu’il rénovera. Puis les hasards de la vie le mènent à Biarritz, où il tourne des documentaires sur le surf et rêve d’ouvrir un théâtre avec sa femme, la comédienne Virginie Stevenoot. Mais il n’a jamais vendu le Moulin bleu de Saint-Cyr-sous-Dourdan, cette bâtisse achetée en 1950 par sa mère et son père, Si Brahim El Glaoui, fils du pacha de Marrakech en exil. Malgré son émancipation, Mehdi est resté le gardien du temple fondé autour de sa bouille d’enfant par Cécile Aubry. « Je ne renie rien, mais il y a un temps pour tout. »
Dans le rôle du passeur : Nicolas Vanier, un pionnier, un entêté magnifique, comme la ravissante Cécile Aubry. Cette Parisienne, promise à un grand avenir à Hollywood, a tout quitté par amour pour le caïd de Telouet et Ouarzazate, rencontré sur le tournage marocain de « La rose noire ». Elle en divorça, puis vécut une nouvelle vie de mère, auteure et réalisatrice à succès. Elle réussit à convaincre la Gaumont d’investir dans son projet, à une époque où il était si rare de voir une femme derrière une caméra. Et cette beauté de 1,60 mètre a dû utiliser un cube de 10 centimètres pour se hisser jusqu’au viseur.
Comme Mehdi lui-même, Nicolas Vanier était devant son poste tous les dimanches, fasciné par l’énorme chienne blanche. Une enfance dans les forêts solognotes ; toute une vie à braver les enfers blancs de la planète bleue, de l’Alaska à la Sibérie... L’héritier de Jack London relève aujourd’hui un défi d’un nouveau genre : s’aventurer sur les terres d’un monument du petit écran. Cette madeleine a le goût d’un temps moins cynique où les speakerines causaient au coin du feu et où la lucarne ne comptait que deux chaînes. « Une histoire formidable entre un enfant et un chien, la nature... Ce film était fait pour moi, sourit le réalisateur de “Loup” et du “Dernier trappeur”. J’ai écrit le synopsis en une nuit, en respectant les fondamentaux de la série. Mehdi avait quelques réticences au départ, mais devant les premières images, il m’a dit, les larmes aux yeux, que sa maman “en serait fière”. Cela compte beaucoup pour moi. »
Nicolas Vanier: «Félix a le même don que Mehdi dans sa relation aux chiens»
« Ça tourne... Action ! » Mehdi devient André, « un homme peu causant », blessé par la bête. Il explique à Sébastien que ce chien, maltraité par son maître, est irrécupérable. Un rôle de composition ! Il n’a rien perdu de sa relation magique aux chiens – à une nuance près : sa passion pour les chats. « Félix a le même don que Mehdi, observe Nicolas Vanier. Dans mon camp du Vercors, quand j’ai testé auprès de mes chiens les douze derniers candidats au rôle de Sébastien, ce Parisien s’est imposé comme une évidence. » Pierre, son plus sérieux rival, est devenu sa doublure et son meilleur copain. Originaire de Modane, il lui montre les secrets des chemins escarpés ; « en échange, je lui apprendrai les échecs », promet Félix, le fort en maths, tombé amoureux des Alpes.
Mehdi, détenteur d’un bac A, « nul en maths », préfère franchir les cols à moto, et en été. Mehdi, le descendant des seigneurs de l’Atlas, « sans cheval ni dromadaire », fou de deux-roues et de voitures populaires... dont une étonnante Acadian customisée par ses soins. Dans les années 60, il tournait dans le Mercantour, à Saint-Martin-Vésubie. Ici, Mehdi découvre la vallée de la haute Maurienne, terminus somptueux du territoire français, lové entre les contreforts de la Vanoise et la frontière italienne. Nicolas Vanier y a cofondé, il y a huit ans, la Grande Odyssée, une course de chiens de traîneau réputée pour sa technicité. Tchéky Karyo, alias César, y retrouve le décor de ses vacances d’enfant : son père, menuisier à Paris, était l’ami d’une famille de la région. Un tournage émouvant pour l’acteur de « L’ours », grand-père à la ville d’un garçon du même âge que Félix, mais aussi papa d’une fillette de 3 mois.
Mehdi reste à bonne distance de Belle. Seuls Félix, Pierre et les dresseurs peuvent la toucher. La bête doit rester concentrée sur ces petits d’homme que son instinct lui commande de protéger. « Moi, se souvient Mehdi, j’amadouais Flanker avec du chocolat. Aujourd’hui, Garfield a deux doublures, quatre dresseurs et “parle” anglais. » Ce montagne des Pyrénées appartient à une famille de Montpellier. « C’est notre Brad Pitt : bonne tête, beau corps et du courage », explique Andrew Simpson, un Canadien qui a parcouru la France pour trouver sa star, puis a entraîné les trois mâles de 65 kilos. Deux mètres de bestiale affection quand ils se dressent pour vous lécher le visage. Félix préfère les « bisous » écrits par son copain Gaspard sur une carte postale ornée d’un dinosaure. C’est sa nounou, Emmanuelle, qui la lui apporte : les parents des jeunes acteurs n’ont pas droit de cité sur le plateau, ils les retrouvent le week-end.
Félix: «J'aime bien être acteur, mais j'aime aussi l'école»
Mehdi tournait pendant ses vacances scolaires ; deux heures par jour, Félix suit les cours de Colette, une institutrice retraitée de la basse vallée. Heureux de faire l’école buissonnière ? « J’aime bien être acteur, confie-t-il en mâchonnant son goûter, mais j’aime aussi l’école, c’est ça qui cloche ! » La scène qu’il a préférée ? « Celle où je devais manger du saucisson ! Je croyais qu’un acteur, ça avait moins de choses à faire. » La notion de « star », connaît pas. « Je n’aime pas trop être remarqué... Est-ce que je veux devenir acteur pour de bon ? Je n’ai pas encore réfléchi à cette petite question », répond-il dans un sourire crapule. Mehdi croirait s’entendre : « Je me retrouve en lui. A cet âge, je ne pensais qu’à m’amuser. »
L’homme à la barbe noire repart avec le bâton de marche d’André, son personnage, cadeau de l’équipe. Le tournage s’achève sans lui, sur un glacier de Chamonix, à la mi-février. Après les tons verts de l’été et le jaune de l’automne, le blanc immaculé de l’hiver. Il s’agit de la scène la plus périlleuse de ce film au budget serré de 10 millions d’euros, tourné en 35 millimètres par un réalisateur exigeant, entouré d’experts des froids les plus extrêmes. Au-delà de la belle histoire des deux Sébastien, c’est un tournage-exploit qui se boucle actuellement aux confins des Alpes.
Sortie du film le 18 décembre 2013. Le roman « Belle et Sébastien » de Nicolas Vanier est une histoire inédite, librement inspirée de l’œuvre de Cécile Aubry, à paraître le 25 mai, XO éditions.
Légende photo (crédit: Agip/Rue des Archives): en 1968, Belle était jouée par Yalov et Sébastien par Mehdi.